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POST TOHOKU : L’ESPRIT DES LIEUX
Texte d'exposition par Guylaine Tousignant

« Nous regardons la même lune du même monde.
Nous sommes biens reliés par le même fil à la réalité.
Je n’ai qu’à le tirer doucement à moi. »

- Haruki Murakami, Les amants du Spoutnik.

On dit que la notion d’impermanence est gravée profondément dans l’esprit des Japonais. C’est ce qu’ils nomment le « mujô ». Tout ce qui naît meurt et tout ce qui existe change continuellement. Tout est de passage. C’est comme ça.

Mais puisque cette idée de temporalité est ancrée dans des traditions millénaires influencées à la fois par le shintoïsme et le bouddhisme, les Japonais acceptent et accueillent avec ce qu’on pourrait qualifier de sérénité cette impermanence au lieu d’être rongé par elle. Ce qui meurt renaît. Ce qui est détruit est à mieux reconstruire.

C’est peut-être cette sérénité face à l’éphémère qui explique la relation courageuse qu’entretiennent les Japonais avec leur territoire agité. L’archipel nippon se situe sur quatre grandes plaques tectoniques qui se rencontrent et entrent en collision. Les tremblements de terre font partie du quotidien de la vie sur ces îles vaporeuses. Après chaque désastre, comme le dit si bien l’artiste Michel Huneault, il faut « renégocier sa tranquillité d’esprit » avec une géographie en constant tourment. Et même si la vie est éphémère, cette renégociation prend du temps et passe par des hauts et des bas.

Le 11 mars 2011, le Japon est frappé par l’un des plus importants désastres de son histoire. Un séisme sous-marin d’une magnitude de 9,0 secoue le pays pendant six minutes. Moins d’une heure après, la première de plusieurs vagues d’un tsunami frappe la côte nord-est de la région de Tohoku. De gigantesques vagues, certaines dépassant les 20 mètres, inondent le littoral de l’archipel jusqu’à 10 km à l’intérieur des terres. 15 894 personnes perdent la vie, 6152 sont blessées et 2562 sont portées disparues1. Plus d’un million d’édifices sont complètement détruits ou endommagés. Plus de 300 000 Japonais se retrouvent du jour au lendemain sans toit. Dans les heures suivantes, trois réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima explosent. Tous les habitants vivant dans une zone d’environ 20 km autour de la centrale doivent évacuer leur maison.

Au printemps 2012, un an après la tragédie, Michel Huneault se rend sur la côte pacifique de Tohoku. Il y effectue un retour en début 2016. Il planifie déjà y retourner. Ses voyages en territoire nippon lui permettent de documenter en image et en son les dommages causés par la triple catastrophe et l’évolution de la renégociation des Japonais avec leur territoire, une renégociation complexe et en mouvance.

Lorsqu’on se trouve à l’autre bout du monde, on a souvent l’impression que la durée d’une catastrophe se limite à sa couverture médiatique. Il y a la première histoire qui sort et qui bouleverse, qui fait parler, suivie d’une répétition des mêmes images au fil des heures et des jours qui suivent, puis de la disparition graduelle de ces images jusqu’à ce que le souvenir de la tragédie s’effrite. L’ampleur du moment présent se situe au cœur de cette démarche et fait partie du rythme de nos vies. Si le temps passe, il faut faire vite pour l’attraper.

Dans son travail, Michel Huneault adopte une démarche qui en quelque sorte défie l’empressement. Son projet Post Tohoku s’insère dans une série de projets qui cherchent à documenter le passage du temps à la suite d’un traumatisme géographique et humain afin de mieux saisir les subtilités et les courbes de son évolution. C’est une démarche humaniste, humble et essentielle qui contribue à diversifier les points de vue et qui d’une certaine manière fait partie du lent et périlleux chemin de la réhabilitation. L’artiste a passé des mois sur la côte nord-est du Japon, s’en est éloignée à plusieurs reprises pour réfléchir, laisser les gens et les lieux respirer, mieux y revenir. Parfois, il faut prendre son temps, même si cela prend toute une vie.

C’est un travail de longue haleine qui s’accompagne aussi d’un sens de la responsabilité face à la représentation. C’est une responsabilité que Michel Huneault prend au sérieux puisque les images contribuent aux représentations mentales que nous nous faisons de notre espace ou de l’espace des autres. Les gens qui vivent une tragédie doivent se reconnaître dans ses représentations tout comme le public qui en témoigne. Les images traduisent alors l’esprit des lieux et par ce fait créent un lieu commun où nous pouvons nous rencontrer pour mieux comprendre et saisir le monde dans lequel nous vivons, malgré les distances géographiques et culturelles qui nous séparent. Comme l’exprime l’artiste, un travail bien fait, un travail intelligent, quel que soit le sujet, peut nous faire vivre une expérience qui touche l’universel en nous. Et c’est à ces moments que nos imaginaires collectifs se rejoignent.

À Tohoku, cinq ans après la tragédie, il y a des signes de renouveau. À certains endroits, des villages tout neuf sont érigés, souvent un peu plus en hauteur. D’autres communautés se bâtissent des plans d’avenir qui les amènent ailleurs. Les pêcheurs reprennent leur travail, même si à certains endroits, l’infrastructure n’est pas complètement reconstruite.

À Tohoku, Il y a aussi des endroits dévastés qui sont restés figés dans le temps et qui demeurent abandonnés, des écoles détruites où des étudiants et professeurs ont perdu la vie, un père qui tient une photo de son fils décédé le 11 mars 2011 à l’école d’Okawa. Il y a des mausolées qui rappellent ce qui n’est plus et qui donnent un sens au passé pour mieux envisager l’avenir.

Il y a les débats, la menace invisible, le grand flou. Il y a des villageois qui ne s’entendent pas sur la manière de reconstruire l’avenir, des citoyens qui s’opposent aux décisions de leur gouvernement.
Il y a sur la côte de Tohoku de nouveaux murs de protection tout en béton, beaucoup plus haut que ceux qui y étaient avant et qui n’ont pas su résister à la force des vagues.

À Tohoku, comme ailleurs, il y a les vagues de la vie qui sans cesse avancent et reculent, le chant des oiseaux dans le vent, et le passage du temps qui hante et célèbre l’esprit des lieux.